DES NOUVELLES D’HOMO SAPIENS  2e partie

Note. – Nous aurons l’occasion, Louise et moi, d’être hébergés prochainement chez les Hurons de Wendake, village situé près de Québec. Ce sera intéressant de comparer le patrimoine immatériel wendat, que nos hôtes ne manqueront pas de nous présenter, avec le récit qu’en ont fait les auteurs. Pour cette raison, je m’abstiendrai aujourd’hui de commenter les passages du livre de Graeber et Wengrow se rapportant à cette communauté attachante. J’y reviendrai le mois prochain. Les auteurs ont fouillé une multitude d’autres groupes humains dont les traces existent encore, certaines datant de plus de dix millénaires.

Climat et agriculture

Les variations du climat au cours du temps ont joué un rôle important dans le comportement des sociétés. L’holocène, marqué par le réchauffement, débute vers 12 000 avant notre ère et prend fin vers le 18e siècle (avec un court épisode glaciaire). S’il a encouragé la pratique de l’agriculture, il a favorisé bien davantage l’expansion des forêts, avec leur surabondance de noix, glands, baies, fruits, feuilles et champignons faciles à entretenir et à assurer une alimentation riche en calories. De son côté, l’agriculture exigeait des moyens considérables pour le défrichement, l’aménagement et la conservation à l’abri des prédateurs. « Les cueilleurs, pêcheurs et chasseurs n’y voyaient pas nécessairement une activité très avantageuse. (…) On l’inventait à défaut d’autre chose (…) Elle faisait figure d’intruse. » (1) Les auteurs utilisent l’expression d’agriculture en dilettante pour désigner cette pratique. On trouvait des populations occupant des habitats très riches, ailleurs que dans les plaines : montagnes boisées de Turquie ou du Pérou, vallées de l’Indus ou deltas du Nil et de l’Euphrate, par exemple.

L’hypothèse de Graeber et Wengrow, c’est qu’un blocage des modes polyvalents de subsistance et d’occupation du territoire s’est produit plus tard. Autrement dit, on s’est tourné massivement vers la céréaliculture à portée commerciale, au point de considérer ce mode de production comme le seul convenable. Cela impliquait, croyait-on, la naissance de villes fortifiées, pour gérer le tout, et l’abandon d’une vie consensuelle, au profit d’instances autoritaires. Or, cette conception est loin de s’être imposée partout.

 Le petit Larousse illustré ed. 2000 page 514

Les villes et la monarchie

Les auteurs ne prétendent pas que les chasseurs-cueilleurs du 4e millénaire étaient dénués de sens pratique. Au contraire, ils font valoir que des tentatives d’organisation agricole ont été expérimentées, avec une division des tâches appropriée (défrichement, irrigation, transport, ensemencement, etc). Il s’agit cependant, disent-ils, « d’en finir avec l’idée selon laquelle l’ensemble des peuples de la Terre auraient choisi une seule et unique forme idyllique d’organisation sociale pendant des centaines de milliers d’années. » (2) Ils se demandent « comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer. » (3)

De quoi s’agit-il? Traditionnellement, les historiens ont associé les premières monarchies à l’essor de la céréaliculture : blé et orge au Proche-Orient, millet et riz en Chine, maïs et manioc en Amérique.  Leur raisonnement est le suivant : les céréales étant moins périssables que les produits de la chasse et de la cueillette, elles pouvaient être accumulées et entreposées à l’abri des prédateurs. Leur production exigeait une main-d’oeuvre nombreuse, l’importation d’esclaves, la formation de guerriers pour s’en procurer, la création d’une bureaucratie pour administrer les stocks, une élite religieuse pour s’attirer les bonnes grâces des divinités et enfin un roi pour assurer la pérennité du pouvoir.

Or, ce lien entre agriculture et monarchie est remis en question par les découvertes archéologiques récentes. Ainsi, des centaines de villes du monde, sans royauté ni armée ni bureaucratie ni monoculture environnante, ont existé des siècles plus tôt. Par exemple, à Teotihuacan, ville prospère du plateau mexicain, on ne trouve pas « la moindre preuve solide de royauté. Pas de palais ni pyramides, mais plutôt des logements en dur d’excellente qualité, destinés non pas aux riches et aux privilégiés, mais à une large partie de la population. (…) Les signes de violence y sont rares (…) l’administration par assemblées locales domine, avec plus de vingt conseils de quartier. » (4) Il en est de même à Tlaxcala, à proximité. On ignore pourquoi aucune trace de pouvoir centralisé n’a été trouvée à ces deux endroits, contrairement aux cités mayas et olmèques des plaines.

À bien d’autres endroits de la planète, l’existence de gouvernements par consensus populaire est corroborée par les données archéologiques. Ainsi, dans les deltas marécageux de l’Euphrate, l’agriculture de décrue était à l’honneur. « L’essentiel du travail de préparation des sols était confié à la nature (…) En se retirant, les eaux laissaient derrière elles un dépôt d’alluvions extrêmement fertile. » (5) Nul besoin de clôtures, puisque les zones ainsi enrichies variaient d’année en année. La propriété privée était impraticable et la gestion collective allait de soi. Des siècles plus tard, ces régions passeront sous la coupe de despotes et de bureaucrates.

D’autres cités, enfin, présentent des modèles hybrides d’horticulture, d’élevage, de pêche et de cueillette. « Même dans le Sud-Ouest américain, la tendance générale fut à l’abandon progressif du maïs et des haricots pourtant cultivés depuis des milliers d’années. (6)  Dans tous les sites mentionnés, n’existent ni temples, ni palais, mais un mode de vie égalitaire, des chefs pacificateurs plutôt que législateurs, une gestion collaborative qui l’emporte sur nos démocraties de façade.

La condition féminine vers – 5000 et après.

L’idéal de liberté des premiers peuples reposait sur des valeurs naturelles et sacrées, et non sur des codes édictés par une élite. Les femmes, en tant que détentrices de la fertilité, jouissaient d’un statut particulier. Les dessins retrouvés sur les parois des grottes et les innombrables statuettes exhumées font état de cette réalité. De là s’ensuivait leur capacité reconnue de communiquer avec les divinités, d’interpréter les songes et de prévoir les événements. Ces attributs en firent des prêtresses idéales par la suite.

En Crète, à l’âge du bronze, les vestiges retrouvés à Knossos témoignent d’une supériorité politique féminine. « Sur ces images, des femmes sont souvent de plus grande taille que les hommes. (…) Elles brandissent des symboles de pouvoir (…) devant des autels pourvus de cornes, assises sur des trônes, réunies en assemblées, sans président masculin. » (7) Elles semblent plus libres qu’en Grèce où le patriarcat domine. Notons, en passant, que le mot égalité, chez les premières nations nord-américaines, n’a pas le sens que nous lui attribuons de nos jours. « Chez les Naskapis, par exemple, les femmes ne se soucient pas tant d’avoir un statut égal à celui des hommes que de pouvoir, individuellement et collectivement, mener leur vie comme elles l’entendent et prendre leurs décisions sans interférence masculine. » (8)

Ce qui n’exclut pas, toutefois, l’esclavage, le rapt et les sacrifices rituels. Les fresques regorgent de traitements odieux réservés aux femmes et aux enfants en Inde, Mésopotamie ou Mésoamérique. Des vestiges au Proche-Orient montrent des épouses et concubines accompagnant (joyeusement?) dans la mort un époux bien-aimé ou des dignitaires. Mais cette oppression a connu ses moments de grâce, peut-être plus fréquents qu’on pense. Souvent, on a constaté que la capture d’esclaves se transformait en intégration bienveillante, à des fins de remplacement des personnes décédées.

Entracte

Voilà donc quelques bribes d’information sur cette Nouvelle histoire de l’humanité. L’Homo Sapiens, disent les auteurs, n’était ni la bête féroce décrite par Thomas Hobbes en 1651, ni le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau en 1754, mais simplement un humain comme nous.

À bientôt pour la suite, à notre retour de Wendake. Bonjour! Kwe!

(1) Graeber, David et Wengrow, David, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, éd. LLL Les liens qui libèrent, 2021 p. 348

(2) id. p. 21  (3) id. p.22  (4) id. p.433-436  (5) id. p. 299  (6) id.  p.322  (7) id.p. 552  (8) id.  p.171